C’était un vieux client. Je m'étais occupé de ses bêtes plus de 25 ans, dont plusieurs semaines mémorables au nursing de sa jument fourbue. Quand j’appris qu’il avait été hospitalisé pour une exérèse large, j’avais demandé des nouvelles à sa fille. Elle vient de me répondre :
- Comment tu l'as su ?... Oui, c'est vrai, mon père a subi une grosse intervention. Mais ne le dit à personne, tu sais, les voisins …
----------
Bien sûr que je ne le dirai à personne…
Tel que je le connais, ce vieil ami ne souhaite sans doute pas que ça se sache. Parce que chez ces gens-là, on disparait comme on a vécu : discrètement, en taiseux et par devoir. Chez ces gens à l’ancienne, on naissait paysan, fils de paysan, et si on devenait artisan, ça n’était jamais loin de la terre. Devenir le maître à l’école communale, c’était le top de la promotion républicaine et laïque…
Lui avait été maître d’école républicaine et laïque toute sa vie.
Pour choisir un métier, les gens de cette époque parlaient de vocation, de sacerdoce (autant de mots obsolètes) car il fallait façonner son avenir dans le dur, dans le prosaïque, dans l’utile. Comme pour les amours, il y allait d’une vie entière. [Mais choisissait-on vraiment ?] Au fil du temps, l’existence de chacun s’accordait aux saisons, à un certain fatalisme respectable et à l’odeur de la terre. Deux ou trois générations plus tard, ce même plouc émigré à la ville, ou à l’autre bout du monde, restait encore originaire de « quelque part »
Aujourd’hui, ces gens-là ont vieilli, et ils s’éteignent en même temps que leur milieu naturel, que leur terroir ou leur niche écologique ! Car c'est bien de ça dont il s'agit, de contenu de vie qui s'étiole et de milieu qui disparait !
En ce début de XXIe S. on ne parle plus de « la ville » ou de « la campagne », et moins encore de leur traditionnelle opposition. Ce qui s’étend autour de nous est une nappe urbaine unique, sans forme et sans ordre, une zone désolée, indéfinie et illimitée. On devine partout la même, d’Oslo à Tamanrasset, un continuum mondial d’hypercentres muséifiés et de parcs naturels, de grands ensembles et d’immenses agrodromes, de zones industrielles et de lotissements, de gîtes ruraux et de bars branchés…
Il y a eu la ville antique, la ville médiévale, la ville moderne.
D’exode rural en périurbanisation industrielle se crée doucement une sorte de métropolis uniforme, un arrangement synthétisé de tout le territoire issu de cette mort simultanée de la ville et de la campagne. A la vitrification du pays (et des peuples) correspond le cynisme de l’architecture contemporaine (Voir Dumbéa/mer !) = Un hôpital, un lycée, une médiathèque sont autant de variantes sur les mêmes thèmes universels : transparence, neutralité, uniformité.
D’ailleurs les urbanistes ne parlent plus de « la ville » qu’ils ont détruite, mais de paysage urbain... La décence devrait aussi les inciter à ne plus parler de la campagne qui n’existe pratiquement plus (les décors bucoliques sont réalisés en Europe de l’Est). En lieu et place d’un territoire rural, on exhibe des panoramas sécurisés, un paysage propret aux foules stressées et déracinées, un passé que l’on peut mettre en scène, un marketing que l’on déploie sur un site répertorié où tout doit être valorisé ou constitué en patrimoine. [En quelques années, j’ai vu une réserve botanique de la chaîne centrale s’aménager successivement en parc multi-loisirs, puis en square de banlieue avec relais wifi et toilettes H & F… Et je peux témoigner que, dès 1998, la piste de l’Everest était balisée de radioguidage. ]
C’est toujours et partout le même vide glaçant qui gagne jusqu’au plus reculé des clochers…
Ce qui reste de la ville « à l’ancienne » est classé, fétichisé,
dévolu au tourisme et à la consommation ostentatoire que l’on maintient vaille que vaille par le folklore, par l’esthétique… et par les caméras de surveillance !
Bien sûr, dans le maillage de la métropolis, il reste bien quelques résidus de la ville ou de la campagne. Mais le vivace, le consistant s’est déplacé ailleurs, précisément dans des lieux de relégations, dans des endroits apparemment inhabitables, mais qui demeurent de quelques façons plus habités, plus créatifs que les centre villes au standing conditionné…
Ces reliquats sont plus vivants certes, mais ils sont aussi plus fragiles, plus mortels ! Passons…
Quel type d’individu peut-il naître, et croître dans un tel biotope ? Pas même un animal domestique ! Qui peut s’adapter pour vivre en permanence dans un tel environnement sans contraintes, ni dommages ? Sans doute un nouveau prototype humain issu d’une métamorphose psychique à marche forcée, d’une sublimation sociale, telle la mutation mélanésienne qu’on observe en Calédonie : De la tribu du bord du creek au Smartphone du béton urbain - via le 4X4 chinois pour la messe du dimanche - et en moins de 30 ans…
Les ethnologues peuvent-ils encore parler de sociétés, là où ne coexiste qu’assemblage fluctuant de relations ou qu’ajustage par affinités communautaires. On ne cohabite plus tant géographiquement que par le maillage de réseaux divers, reliés par des flux incessants d’êtres et de marchandises (fibres optiques, TGV, satellites, fichiers statistiques,…) Cela suppose toute une infrastructure technologique de nœuds et de connexions, et tous les dysfonctionnements prévisibles et inévitables qui vont avec !... D’où la justification du contrôle permanent des flux d’informations, de la traçabilité, puis du passeport biométrique, de la puce RFID et du fichier ADN !
Entre Prozac, Facebook et caméra de surveillance, chaque individu rurbanisé n’est-il pas susceptible de devenir un terroriste cinglé potentiel ?...
"Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité fini par n'obtenir ni l'un ni l'autre" (B. Franklin)
Mon vieil ami passe le reste de sa vie un peu retiré dans la verdure, entre ses arbres et ses animaux. A mes questions vétérinaires, il m'en posait d'autres, du genre : Quoi de neuf à la ville ? A quel monde veut-on encore nous faire croire ? car il était devenu méfiant.
D'où ne pas en parler...
Par la fenêtre de sa chambre d'hôpital, sans doute ne voit-il déjà plus les mêmes choses que nous.
-------------------------