... J'ai un souvenir très violent de l'innocence des vaches...
Marguerite Duras
Chaque année, tous les bovins de France sont soumis au dépistage de la tuberculose et à une vaccination fièvre aphteuse obligatoire. Pour le véto installé, devoir vacciner annuellement les bovins, c'est du boulot surajouté, répétitif, parfois dangereux. C'est donc un revenu substantiel pour les étudiants véto. L'hiver, les animaux restent à l'étable et je séchais les cours pendant une ou deux semaines pour des journées intenses qui nous permettaient le superflu pendant deux ou trois mois...
... Pas loin de Réquista, sur les pentes de la vallée du Tarn, quelques paysans entretenaient encore des bœufs attelés sur de petites parcelles agricoles. L'éducation à la voix, le ferrage double, les performances étonnantes et le comportement "social" des bœufs (ou des vaches) à l'attelage fut un art ancestral qui me subjuguait ! Comme aujourd'hui, un cheval bien éduqué au cutting...
... Le vieux père Fraysse possède deux grands Aubrac. S'il n'avait pas eu sa vieille, Fraysse dormirait avec eux, au-dessus de l'étable : Mes bœufs, y'sont plus chauds qu'ma femme clame-t-il volontiers. Les bœufs de Fraysse, je les connais depuis l'été dernier : On sait qu'un couple de boeufs est constitué à vie et si un étranger s'avise d'emmerder ou de soigner l'un, l'autre arrivera à la rescousse. Et ces boeufs-là sont armés tous les deux ! Aussi, pour une vaccination de dix secondes, je laisse le père Fraysse les "joindre", soit vingt minutes d'un harnachement complexe avec les longes plein cuir sur le joug séculaire. En fait, j'ai plutôt la trouille et donc j'ai l'temps...
La tuberculination est une simple cuti : un coup de ciseau dans le poil de l'encolure pour marquer l'endroit à retrouver dans deux jours et lire une éventuelle réaction. La vaccination aphteuse est une vraie injection sous-cutanée, plus sensible. Elle se fait au fanon, le grand repli de peau entre la base du cou et les pattes de devant (voir photo en haut) Pourquoi là ? Parce qu'en plus d'être une zone quasi insensible, le vaccin, additionné d'hydroxyde d'alumine provoquera une inflammation destinée à véhiculer l'antigène. Mais il survient parfois une enflure conséquente...
Le père Fraysse attrape les naseaux du premier. L'autre main posée sur la corne, il se campe, solidement arquebouté :
-Tu peux y'aller mon gars !
- Bougez pas, j'y vais...
Je plonge sous la grosse tête cornue, plante l'aiguille de 5 cm et presse la détente de la seringue automatique en forme de pistolet. Avec l'entraînement, le geste est rapide et sûr. La bête n'a pas bougé. Le deuxième boeuf se secoue à peine... Quelques mots d'explication et je m'en vais.
Deux jours plus tard je reviens vérifier la cuti, faire les certificats, etc... C'est un boulot administratif, nettement plus relax.
- Bonjour Madame, il est pas là l'père Fraysse ?
- Oh bîn... l'est là-haut dans son lit...
Je vais seul à l'étable, glisse prudemment la main jusqu'à l'encolure de chaque boeuf. Même attachées, ces grandes bêtes peuvent se gratter le cul avec la pointe de la corne. J'en ai déjà tâté...
Là, côté tuberculose, c'est OK.
- Comment y va donc, l'père Fraysse ?
Sur un coin de la table, la vieille me sert du café :
-Oh bîn n'sait pas. L'médecin est v'nu c'matin... Parait qu'c'est un abcès au genou... i'comprend pas trop...
Un abcès à la jambe ? Ma gorgée de café se coince : Le père Fraysse arquebouté, le genou derrière le fanon... Merde !
- Dites-moi, Madame, c'est qui, vot'médecin ?
Le père Fraysse fut hospitalisé deux jours à Albi.
A son retour :
- Comment ça va, Monsieur Fraysse ?... Pourquoi vous n'avez rien dit quand...
- Bîn, j'ai pas senti grand'chose... et p'i vous m'disions d'pas bouger !
En fin de contrat, i'va falloir expliquer à mon patron que j'ai vacciné le père Fraysse contre la fièvre aphteuse...
(A suivre...)
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Au city et pour 10 jours, "Des hommes et des dieux".
Superbe d'émotion...