... Un appel téléphonique essoufflé et ému : De l'autre côté du col, il y a un cheval vivant mais couché au bord de la RT1. Impossible de le déplacer... Immédiatement dans ma tête, c'est du sérieux : On est dimanche soir vers 17 h : le plein reflux des voitures vers la ville, et justement tout passe par cette RT1. Une collision ? Aïe...
...Quand j'arrive, y'a déjà un tas de gens et une cinquantaine de voitures garées n'importe comment de chaque côté. Deux motards ont sécurisé l'attroupement. Des badauds, gosses en main, marchent à pied sur la route.. Je me faufile jusqu'au cheval par terre, au ras du bitume. Coup d'oeil rapide : C'est une jument en train d'accoucher. En plein jour ? C'est rare ! Qu'est-ce qu'elle fout là ? L'herbe applatie indique une glissade sur le flan depuis le paddock très pentu, et le passage sous la barrière jusqu'à la route.
De l'eau ! Apparait un bidon venu de la foule de curieux qui augmente. Torse nu, je me savonne et allons-y : A genoux dans l'herbe pour un examen vaginal à plein bras, je ne me rends pas compte de l'étrangeté du geste qui intrigue les citadins de passage.
Ouf ! Le poulain proteste dans sa bulle de liquide sous pression. Il est vivant. Pas de problème particulier à prévoir, ni pour la mère, ni pour le poulain. Simplement activer le processus de mise-bas vu la précarité de l'endroit.
Les contractions utérines sont puissantes; mes avant-bras seront vite écrasés à ne plus pouvoir sentir fin avec les doigts... Déchirer les enveloppes (solides) le liquide amniotique jaillit, couleur claire = Le petit n'est pas en souffrance. Ses longues pattes se présentent ensemble. Le bras, engagé jusqu'à l'épaule, accélère les contractions de la mère couverte de sueur. Et au bout de mes doigts, les naseaux du petit bien dans l'axe... Parfait.
Et maintenant ne pas faire une connerie !
Saisir un petit paturon jusqu'à la sortie, puis l'autre. Et tirer doucement sur les deux pattes, synchrone avec les efforts de la mère. Pas plus vite. De temps à autre la jument fait la pause, soulève la tête et me regarde. Je l'encourage. On s'aide...
Un peu plus tard, le poulain gît dans l'herbe, abasourdi et couvert d'enveloppes collantes. Des spectateurs avertis le prennent en charge. Il me faut débarrasser la mère du placenta. "Délivrer" une jument, c'est comme dégraffer une fermeture Velcro, mais doucement, pour ne pas déclencher d'hémorragies graves. Soudain, la mère se soulève et étend ses jambes de devant. La foule recule. La grosse bête se lève chancellante. Vite, lui amener son poulain à la tête, car, tripoté par des inconnus, il y a un risque d'abandon définitif !
Le soir tombe, des flashes crépitent.
- Elle est à qui, cette bête ?... Un vieux monsieur se présente timidement, une longe à la main. Avec lui, quelques voisins. Attendre vingt minutes que le poulain et sa mère se tiennent debout, stables. Je me rince dans un seau d'eau fraîche. Quelques conseils et la famille équine part, escortée vers un paddock en sécurité...
Je remonte dans ma caisse, soulagé, épuisé mais, dans ma tête, c'est... Héhé !
Le lendemain, le journal local, exhibe ma photo torse nu, halant le demi-poulain à la sortie de sa mère. La "Une" du jour.
Comme quoi, dans une île, il se passe rarement de grandes choses ! Mais beaucoup de petites...
(Note - 1993)
*Pour l'illustration, une photo prise à mon insu, par le Dr. S.Rouys