(Pénible de lire sur l'écran. J'ai raccourci ce copié-collé d'Août 1976.)
... Depuis une semaine, le doute me bouffe. Depuis une semaine, j'interroge chaque matin l'arbre de l'autre côté de la fenêtre : Quoi de neuf aujourd'hui ? Et chaque matin les feuilles me répondent :Tout ! En route, on a besoin de toi...
Il y a presque un mois, Ethève m'a téléphoné de St Philippe. Ou plutôt, c'est le commerçant qui m'a transmis qu'Ethève voulait castrer son taureau-charrette.[...] Cette bête lui avait écrasé le pied par mégarde, et Firmin Ethève avait la rancune émasculante !
C'est loin, St Philippe, et le client habite plus haut, sur les pentes du volcan. On avait pris rendez-vous dans quelques jours à la boutique. [...] Mais surchargé de boulot, j'ai reporté la veille par téléphone à deux ou trois reprises. Alors la semaine dernière, on s'était entendu pour le lendemain vers 17h-17h30...
En fin d'après-midi, je suis arrivé au petit magasin. Ethève et son taureau étaient là depuis 5 h le matin. Erreur de translation horaire ? Descendus des hauts à pied, l'homme et sa bête m'avaient attendu toute la journée , l'un attaché au mur, l'autre au comptoir de la boutique. P'tit rhum après l'autre, Ethève, bien mûr, plastronnait parmi d'autres gens pas plus frais que lui [...]
Dans un coin, le taureau de 7-800 kg m'a jeté un coup d'oeil digne et consterné.
Castrer un taureau à la pince est plutôt facile. Pas de bistouri, pas de sang, pas d'anesthésie car l'intervention est moins douloureuse que de poser une boucle d'identification à l'oreille. [Je passe sur la technique] Deux conditions indispensables : Une corde en huit aux jarrets par sécurité personnelle. Et fixer la tête immobile contre un arbre ou un poteau : Tête bloquée, l'animal est obnubilé, paralysé pendant les quelques minutes suffisantes. J'ai une centaine de castrations à mon actif...
Près de la boutique, un poteau téléphonique s'offre à l'emploi, mais l'alcool aidant, Ethève refuse mon protocole : Il tiendra lui-même la tête de son taureau , annonce-t-il alentour. J'insiste : Il faut absolument fixer les cornes au poteau, mais Ethève refuse, prend le public à témoin, le ton monte... Et il amène le taureau au poteau contre lequel il s'est adossé en tenant l'animal par le fer du nez dans une posture bravache.
Bon, d'accord ! D'ailleurs le jour tombe, il se met à pleuvoir, et j'n'ai pas envie de discuter. Je passe une corde autour des jarrets et confie le bout à un aide. Le taureau reste calme. Je compte procèder prudemment jusqu'au moment où il bougera un peu, afin qu'Ethève comprenne la règle du jeu... J'ajuste et serre la pince doucement. Silence général ! Alors, comme prévu l'animal a fléchi un peu des jarrets, mais on a tous entendu le craquement... Stupeur ! Ethève était coincé entre le poteau du téléphone et le front de la grosse bête qui, comme assoupi, pesait de plus en plus contre lui ! Il m'a fallut un moment pour tout lâcher et boxer les naseaux du taureau qui s'est immédiatement "réveillé" et m'a suivi sans piper.
Ethève gisait par terre. Le "chinois" de la boutique organisait les secours. J'essuyais les bulles rosées autour du nez et de la bouche : Côtes et poumons lésés, un hémothorax (?) Le regard suppliant d'Ethève, ses yeux agrandis, entre stupeur et panique... C'est là !
Après, c'est le klaxon et les essuie-glaces sur 30 km. Jouer l'expert, donner des leçons, mais qu'est-ce qui m'a pris ? J'aurais dû laisser tomber. Légalement, le code rural*... me rappeler des témoins, etc...Virage après virage en urgence, les phares du transport improvisé dans le rétro...Toujours avoir raison... quel con, je suis !
A St Joseph, ça a été l'hélico vers St Denis et tout ça...
Chaque matin, j'interroge l'arbre de l'autre côté de la fenêtre : Quoi de neuf aujourd'hui ? Et les feuilles répondent : Tout ! On t'attend à la Plaine des Grègues...
(Notes – Août 1976.)
* CR-Art 44 : "La contention d'un animal incombe au propriétaire qui a été préalablement informé des moyens nécessaires". L'accident fut l'objet d'une enquête gendarmière.
Firmin Ethève décèdera quelques mois plus tard. D'un cancer, m'a-t-on dit...