"Samedi matin tôt, la route territoriale est encore déserte. Pas une voiture quand je sors vers 5 heures du mat': Inutile de fermer le portail – ce que d'ailleurs je n'ai jamais fait en 15 ans...
Un poulain est, parait-il, tombé dans la Dumbéa. Coincé dans des racines, il y a besoin d'aide... Quand j'arrive une quinzaine de personnes impuissantes se concertent en haut de la berge où stationne déjà une grosse pelle rétro. Une plate-longe est attachée au godet de l'engin. Cinq mètres plus bas, le poulain est coincé dans des racines de jamelonniers qui le maintiennent en surface. Sous lui, l'eau est trop profonde pour qu'il puisse prendre pied. Il est là depuis plusieurs heures et semble épuisé; mais quand on l'approche, il s'affole et se débat violemment au point d'être dangereux. Impossible de le dégager sans lui passer la plate-longe sous le ventre.
La patience et l'imagination ne sont pas le fort des propriétaires plus enclins aux solutions expéditives. C'est donc un voisin qui m'a appelé, et on examine la situation compte tenu des moyens véto que j'amène. Tranquilliser le poulain, juste assez pour le rendre inoffensif, mais pas trop pour qu'il ne coule pas à pic. Va falloir jouer serré ! Et comment approcher l'animal ? En équilibre sur les racines avec une seringue entre les dents ? J'y renonce...
Et c'est ainsi que Sagamore s'est mis en slip, puis à l'eau (glacée) quelques dizaines de mètres en amont… Je me laisse dériver en m'accrochant aux racines qui sortent de la berge jusqu'à venir prudemment au contact du bébé, le caresser, lui parler en faisant gaffe aux longues pattes sous l'eau, dont les mouvements de pédalage de nage ou de fuite sont dangereux. Je m'accroche à sa crinière d'une main, et de l'autre, lui envoie une dose de Domosédan dans la veine du cou dilatée par la panique et l'effort. Gagné ! Attendre là une minute à trempoter sans bouger. Sur la berge, la pelle rétro s'agite. On descend la sangle que je glisse sous le ventre du poulain lequel se détend dangereusement. Cramponné aux racines, je soutiens sa tête hors de l'eau...
Gagné ! Le poulain s'élève doucement dans les airs. Je me laisse dériver, je gèle…
Au retour, à 100 m de l'entrée de chez moi, je vois Sheyen, ma chienne, qui en sort. Qu'est-ce qu'il lui prend, à cette vieille andouille ? Elle va traverser la route pour aller faire un tour chez le voisin d'en face. Mais soudain elle reconnaît de loin ma voiture. Alors elle s'assoit sur son cul en plein sur la ligne jaune, tête basse et repentante de sa connerie. Dans le rétroviseur, je vois cette voiture grise qui arrive de loin et à fond sur la route déserte; elle me double sans ralentir à plus de 160; je hurle et…
Je l'ai mise en terre
là où le vent d'automne
n'atteindra pas son oreille
(Un haïku de Soseki.)
Notes- 1999